21
Elle se gratta la joue qui la démangeait, les yeux encore fermés, les sens encore engourdis de sommeil. L’insecte s’envola, à la recherche d’une proie moins résistante. Kate sortit brusquement de sa léthargie ; ses paupières s’ouvrirent brusquement comme des stores remontés d’un coup sec, un sentiment de peur l’étreignit à nouveau. Elle eut beau cligner des yeux, la couche de brume blanche ne disparut pas.
Il lui fallut plusieurs minutes avant de se rendre compte que la pluie avait cessé et que le soleil avait transformé l’humidité de la terre en vapeur. Ses craintes s’apaisèrent.
Ils avaient fui le refuge souterrain et sa vermine insolite. Leur échappée dans la cité ravagée n’avait été qu’un cauchemar de plus ; dans la crainte d’être poursuivis, ils avaient affronté la pluie ; chaque éclair les faisait défaillir. Ce n’est qu’une fois parvenus dans une clairière qu’ils avaient fait une pause ; là, tous s’étaient écroulés, trempés, au bord de l’épuisement ; c’est à peine s’ils avaient eu la volonté de continuer. Kate s’était effondrée dans les bras de Culver, et, au beau milieu de la nuit, la pluie, elle-même lasse après tant de semaines, avait fini par s’apaiser. Il régnait une chaleur moite et des insectes bourdonnaient dans l’atmosphère lourde d’humidité ; le ciel était un voile d’une blancheur éclatante, seule une pâle coloration indiquait la position du soleil.
Kate jeta un regard à sa montre : presque onze heure trente ; ils avaient passé la matinée à dormir.
Culver, allongé auprès d’elle, avait l’apparence d’un mort, un bras autour du visage comme pour protéger ses yeux de la présence nébuleuse du soleil – ou peut-être pour les préserver d’une horreur supplémentaire. Sans le déranger, elle se redressa sur un coude et promena son regard alentour.
Il y avait une brume à couper au couteau sur plus de trente mètres ; seuls quelques courants d’air chaud venaient parfois troubler les tourbillons brumeux, révélant un paysage ravagé. Kate frissonna, bien que son corps fût en sueur.
L’endroit où ils s’abritaient était un ancien parc, oasis verdoyante où s’entrecroisaient des chemins, entourée de hauts bâtiments aux formes autrefois harmonieuses. D’un côté, devaient se trouver les vieux bureaux de la faculté de droit de Lineoln’s Inn, complexe composé de bâtisses datant des XVIe et XVIIe siècles ; un grand mur les séparait du parc. Le mur ne tenait plus debout, pas plus que le palais de justice, car ils en avaient escaladé les ruines la nuit précédente. Elle était certaine, sans toutefois les distinguer, que les autres bâtiments qui entouraient le parc avaient dû être soufflés également. Le parc, avec son tennis et ses terrains de basket, sa cafétéria, ses pelouses bordées de bancs, avaient toujours grouillé de vie, surtout à l’heure du déjeuner et particulièrement au printemps et en été quand le personnel des bureaux s’y déversait pour un bref répit, loin de la ville ; maintenant la pelouse et les arbres, dépouillés de feuilles – du moins ceux qui se dressaient encore –, étaient calcinés et seuls les milliers d’insectes mettaient un peu d’animation ; leur bourdonnement constant avait remplacé les éclats de voix et de rire.
Elle remarqua que cette particularité n’était pas simplement due au nombre d’insectes, mais à la taille inhabituelle de certains. Peut-être étaient-ils les héritiers de la terre.
Culver remua ; il se réveilla en gémissant. Kate se tourna vers lui.
Il cligna des yeux avant de les ouvrir et elle y vit une lueur d’inquiétude. Mais il y avait aussi autre chose : le spectre d’une terreur profonde s’esquissa lorsqu’il scruta les nuées de brume. Kate lui caressa le visage :
— Tout va bien, nous sommes en sécurité, lui dit-elle doucement.
Il se détendit légèrement et leva les yeux vers le ciel blanc.
— Il fait chaud.
— C’est une chaleur humide, presque tropicale. Le soleil doit être violent au-dessus de la brume.
— Une idée de l’endroit où l’on se trouve ?
— J’ai l’impression que nous sommes dans les jardins de Lincoln Inn.
— Hé ! Je connais, fit-il en se redressant sur les coudes. C’était plaisant autrefois, ajouta-t-il, se tournant vers elle.
— Je vais bien, lui dit-elle, lisant la question dans ses yeux. Un peu meurtrie, des ecchymoses, mais vivante.
— Nous en sommes-nous tous sortis ?
— Je ne sais pas, je crois. Euh... pas Strachan.
Les souvenirs l’assaillirent et ses yeux se plissèrent comme sous la douleur.
— Un ingénieur est tombé. Ainsi que deux autres avant même que nous ne soyons parvenus au fond du puits.
— Et Farraday, les autres, Bryce...
— Je crois qu’ils n’avaient aucune chance. Il y a eu des explosions avant que nous arrivions à la salle des ventilateurs. Et le feu...
Kate haussa les épaules. Elle sentit le regard scrutateur de Culver, parfaitement consciente de l’impression de confusion extrême qu’elle donnait, avec ses vêtements déchirés, dépenaillés, ses cheveux ébouriffés et sa peau maculée de boue.
Culver observa la douceur de ses traits, la tristesse de ses yeux marron. La chemise d’homme qu’elle portait était trop large et la faisait paraître petite, vulnérable et plus jeune qu’elle ne l’était en réalité. Et pourtant, l’épreuve n’avait pas gravé de sillons irréparables sur sa peau et la saleté de son visage, jointe à l’aspect miséreux de ses vêtements déchirés, lui donnait l’air d’une enfant abandonnée. Il l’attira à lui et, l’espace d’un instant, ils restèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? Où aller ? lui demanda-t-elle au bout d’un moment.
— Je crois que Dealey a peut-être la réponse, répondit-il.
Malgré les averses incessantes, il sentait encore l’odeur âcre de l’herbe roussie. Tout proche, un arbre calciné gisait à terre, tel un morceau géant de charbon de bois abandonné. La fumée, qui s’élevait du sol, ajoutait au paysage une note de désolation.
— Il m’a l’air d’aimer les secrets.
— C’est ancré en lui, dit-il, prêtant de nouveau attention à la jeune femme.
— On aurait pu penser qu’en raison des circonstances, il oublierait la déontologie des fonctionnaires.
— C’est précisément pour ce genre de circonstances qu’on l’a formé. Le syndrome de « eux et nous » se perpétue, quel qu’en soit le contenu ; simplement, maintenant je pense qu’il reste davantage d’» eux » que de « nous ». C’est le plan qui a toujours été préconisé.
— Avons-nous une chance ?
— Tant qu’il est avec nous, oui. C’est uniquement grâce à lui que j’ai pénétré dans le central téléphonique de Kingsway, vous vous rappelez ?
— Il avait alors besoin de vous.
— Avec son esprit tortueux, je ne pense pas qu’il nous abandonnera. Il n’a certainement pas envie de parcourir seul ce qui reste de la ville – les dangers sont trop grands.
— Les dangers ?
— Les rats, pour commencer.
— Vous pensez qu’ils pourraient sortir ?
— Ils passeraient une journée extraordinaire, fit-il en acquiesçant. Regardez ces insectes : ils ont profité des radiations et même s’il ne reste pas une grande végétation pour leur permettre de se nourrir, ils ont amplement de quoi le faire autrement.
Elle ne demanda pas d’explications.
— Ceux qui en avaient besoin ont pu s’adapter rapidement. Quant aux rats, ils doivent savoir instinctivement qu’ils ont le dessus – regardez la façon dont ils nous ont attaqués dans l’abri. Peut-être se sentent-ils encore mal à l’aise en plein jour, mais il leur suffit d’attendre la tombée de la nuit. Là, comme nous le savons, il y a le problème des animaux atteints de la rage. Et se frayer un chemin au milieu des ruines sera peu sûr ; cassez-vous une jambe ou une cheville et vous aurez de sérieux problèmes. Non, Dealey est plus en sécurité au sein d’un groupe et il le sait. Ce qui me fait penser que ma cheville me fait horriblement mal.
Elle se baissa pour examiner le membre blessé et tressaillit en découvrant des trous aux bords déchiquetés dans sa chaussette ensanglantée. Même le haut de sa botte avait des marques de blessures sanguinolentes. Défaisant les lacets, elle lui ôta doucement la botte puis roula doucement la chaussette déchirée ; elle fut soulagée de découvrir que sa cheville n’était pas enflée.
— Quand le rat vous a-t-il mordu ? Vous vous en souvenez ?
— Parfaitement, répondit-il. Cela s’est passé juste avant d’obturer la brèche qui menait au puits de ventilation. Fairbank m’a aidé à passer.
— Il faut nettoyer la blessure.
Elle fouilla dans sa poche et en sortit un mouchoir froissé mais propre.
— Je vais l’enrouler autour de la cheville pour l’instant et remonter la chaussette pour qu’il tienne. Il nous faudra trouver un endroit où laver la plaie et nous aurons besoin d’un antiseptique.
— Dieu merci, Clare nous a régulièrement administré des doses préventives contre l’irradiation. (Une ombre passa sur le visage de Kate en songeant à la mort atroce du médecin. Elle plia soigneusement son mouchoir pour faire un pansement rudimentaire. Mieux valait s’occuper.) Votre oreille a été transpercée, Steve, et vous avez une plaie béante à la tempe. Il faut regarder cela de plus près.
Culver palpa ses blessures, puis ferma les yeux, les ouvrant de nouveau rapidement quand il eut l’esprit plus clair. Il scruta le brouillard environnant et Kate s’aperçut qu’il tremblait. Sans doute était-ce la réaction après les événements de la nuit précédente. Elle changea promptement de position et lui passa un bras autour de l’épaule.
— Vous avez fait tout ce que vous avez pu pour nous, Steve. Ne vous tourmentez pas. Vous ne pouvez pas être responsable de la vie de chacun.
— Je le sais ! répliqua-t-il d’un ton sec en se dégageant.
Kate ne se laissa pas démonter par cette rebuffade ; elle le suivit.
— Que se passe-t-il, Steve ? Il y a autre chose que vous me cachez. Clare y a fait allusion dans l’abri, lorsque vous étiez malade. Dans votre délire, vous parliez, vous appeliez quelqu’un. Clare pensait que c’était une femme, une jeune fille, quelqu’un qui avait une grande importance à vos yeux et qui s’est noyé. Vous ne m’en avez jamais parlé, Steve, durant tout ce temps passé dans l’abri ; n’est-ce pas le moment de vous confier ?
Kate fut surprise de voir un sourire, bien qu’empreint d’amertume, apparaître sur ses lèvres.
— Clare s’est trompée. Ce n’était pas quelqu’un de proche et ce n’était pas une jeune fille. C’était un appareil.
Elle le regarda, ébahie, l’esprit en proie à une intense confusion.
— Un putain d’hélicoptère, Kate. Pas une personne, ni une femme ni une maîtresse : un Sikorsky S61. (Un petit rire accentua l’amertume de son sourire.) Ce putain d’appareil s’est écrasé à cause de ma stupide inconscience.
Elle fut soulagée mais ne parvenait pas à comprendre pourquoi ce souvenir le hantait encore.
— Mon appareil s’est abîmé en mer à cause de moi, ajouta-t-il, comme s’il lisait dans ses pensées, et dix-huit hommes ont coulé avec lui.
Maintenant tout devenait clair : son air souvent lointain, sa distance vis-à-vis des événements et les décisions prises, tout comme sa témérité pour sauver les autres, les risques qu’il encourait. Il se rendait, en quelque sorte, responsable de la mort de ces dix-huit hommes et, lui qui avait l’âme d’un survivant, méprisait sa propre survie. Il n’avait aucune pulsion de mort, de cela elle en était certaine, mais son désir de vivre n’était pas non plus très marqué. Jusque-là, la survie des autres semblait être son principal objectif, à commencer par Alex Dealey. Elle hésita un long moment, mais quelque chose en elle la poussait à poser des questions, il lui fallait savoir si ce sentiment de culpabilité était justifié.
— Racontez-moi ce qui s’est passé, lui dit-elle.
Au début, quand elle vit ses yeux bleu-gris se glacer, elle pensa qu’il allait refuser ; puis il la dévisagea avant de se perdre dans le brouillard. Les signes de lutte intérieure se dissipèrent rapidement. Peut-être son sentiment de culpabilité s’atténua-t-il au point de se réduire à néant dans cette situation révoltante, symbole rédhibitoire de la culpabilité de l’humanité ; ou peut-être venait-il de se lasser brusquement de cette pénitence qu’il s’infligeait et sentait-il que l’aveu – était-ce une confession ? exorciserait ses démons. Quel qu’en soit le motif, il s’allongea sur l’herbe calcinée et lui raconta son histoire.
— Il y a bien des années, au début du choc pétrolier, les grandes compagnies de charters se trouvèrent dramatiquement à court de pilotes d’hélicoptères pour transporter les équipes des plates-formes pétrolières. La société Bristow engageait des pilotes de monoplan expérimentés et en faisait d’excellents pilotes d’hélicoptère en trois mois moyennant un entraînement gratuit ; l’accord stipulait simplement de travailler pour eux au moins deux ans. J’ai signé, suivi leur entraînement, mais malheureusement n’ai pas pu aller jusqu’au bout de mon contrat.
Il évita son regard et chassa une mouche qui bourdonnait près de son visage.
— Les conditions et les salaires étaient fantastiques, poursuivit Culver, tout comme la compagnie. Le travail ne comportait pas de grands risques car il était interdit de voler dans de mauvaises conditions météorologiques ; il arrivait que l’on soit obligé de sortir pour un cas urgent et, de temps à autre, le mauvais temps nous surprenait. Le matin où mon hélico s’est abîmé en mer avait bien commencé : le soleil brillait, la mer était calme, une mince brise soufflait. Je crois que, dans le cas contraire, aucun d’entre nous n’aurait survécu.
Il retomba dans le silence et Kate pensa qu’il avait changé d’avis, qu’il valait mieux ne pas remuer les souvenirs. Il la regarda comme pour quémander sa confiance et, s’allongeant tout près de lui, la tête sur son épaule, elle la lui offrit.
— J’étais chargé à plein, poursuivit-il enfin. Vingt-six passagers – ingénieurs, techniciens, une équipe médicale de relève ; tout le monde avait l’air ravi du beau temps. Je me rappelle le reflet aveuglant du soleil sur l’eau. On aurait dit un immense lac serein. Nous avons décollé et volions à une altitude de quinze cents pieds en direction de la plate-forme pétrolière qui était notre lieu de destination. Nous y sommes parvenus très vite et, après l’avoir survolée, nous avons pris lentement notre trajectoire de descente...
Kate leva les yeux et le regarda, intriguée.
— Pardon, fit-il. La procédure habituelle d’atterrissage sur une plate-forme est de la dépasser de cinq miles, de descendre à deux cents pieds et de revenir, de préférence avec un vent arrière. La plate-forme apparaît sur le radar, bien que le point disparaisse de l’écran quand il est à moins d’un mile ; ensuite, on pilote à vue. Tout était normal, il n’y avait aucun problème. J’étais encore sur la trajectoire de l’aller, volant en palier, lorsque nous sommes tombés sur une épaisse brume marine.
Il frissonna, son corps se raidit. Kate le tenait serré contre elle.
— Ce fut soudain, mais il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. J’ai fait un break et j’ai repris la direction de la plate-forme, volant encore plus bas pour garder le contact visuel avec la mer. J’aurais dû voler au-dessus de la nappe de brouillard, mais je pensais que nous étions près de la plate-forme et que nous serions bientôt sortis du brouillard. Mais voyez-vous, les nappes se déplaçaient sans la moindre direction – voilà pourquoi le brouillard nous a surpris aussi rapidement alors que nous étions sur le chemin de l’aller. Puis, brusquement, je n’ai plus eu aucune visibilité.
J’aurais dû basculer sur le pilotage automatique, mais j’étais sûr de pouvoir nous sortir de ce pétrin ; il suffisait de maintenir une altitude constante. La CAA appelle cela « la perte de références du pilote » ; c’est une pulsion irrésistible qui pousse le pilote à croire en ses sens plutôt qu’à suivre les instructions fournies par ses instruments. On dit que c’est un phénomène courant, même parmi les équipages les plus expérimentés ; tout ce que je sais, c’est que ma stupidité a coûté la vie à ces hommes.
— Steve, vous n’êtes pas responsable, fit-elle en le secouant par le col comme pour lui faire entendre raison.
— Si, dit-il doucement. Tout pilote qui a perdu son appareil, tué ses passagers et survécu, éprouve les mêmes sentiments, même lorsque aucun doigt n’est pointé vers lui. C’est une réaction à laquelle on ne peut échapper.
Elle vit qu’il était inutile de discuter pour l’instant.
— Dites-moi ce qui est arrivé, lui dit-elle.
Cette fois il ne se fit pas prier pour continuer.
— Nous avons heurté la mer et rebondi. Nous l’avons heurtée de nouveau et le plancher a été arraché. L’un des ballons de flottaison a dû être endommagé également, parce que, au choc suivant, l’hélico s’est renversé avant de sombrer.
Je me suis retrouvé dehors, les poumons remplis d’une eau glaciale. Ne me demandez pas comment je suis sorti, je ne m’en souviens pas ; peut-être par une portière de secours, ou peut-être ai-je simplement traversé le plancher déchiqueté. J’étais à demi conscient, mais je distinguais l’hélicoptère au dessous, qui coulait très rapidement, disparaissant dans la profondeur des ténèbres infinies. Je remontai à la surface, crachant de l’eau, à moitié noyé, mais en proie déjà à de sombres visions qui laissaient augurer des tortures futures que j’allais endurer. J’essayai de me débarrasser de mon gilet de sauvetage, en l’arrachant pour pouvoir replonger, aider ceux qui étaient prisonniers à l’intérieur de l’hélicoptère, n’importe quoi pour me délivrer de ma culpabilité, même si cela signifiait la mort pour moi ; mais d’autres mains me saisirent et me maintinrent là. Mon lieutenant s’en était sorti également et me retenait avec l’aide de l’un des techniciens rescapés. Ils m’ont empêché de plonger et parfois je les maudis d’avoir agi ainsi.
Nous fûmes seulement huit rescapés. D’autres corps furent découverts plus tard, mais la plupart d’entre eux coulèrent avec le Sikorsky. Nous avons eu la chance qu’un autre hélicoptère se prépare à décoller sur une autre plate-forme, près de celle où nous devions atterrir ; quand nous avons perdu le contact radio et disparu de l’écran du radar, il a été envoyé à notre recherche. Quand il a atteint notre dernier point de contact, la nappe de brouillard s’était dissipée et il nous a aperçus. On nous a hissés à bord juste à temps ; un peu plus et le froid nous aurait terrassés, malgré la douceur du temps.
Culver poussa un long et profond soupir, comme si le fait de parler l’avait en partie soulagé. Il poursuivit son récit d’une voix monocorde, dépourvue d’émotion.
— L’épave n’a jamais été renflouée, aussi les enquêteurs n’ont-ils jamais pu savoir si la défaillance des instruments était en cause ; mais pour moi et mon copilote, l’accident est dû à la perte de références. La CAA la qualifie rarement d’incompétence ou de négligence, aussi aucune poursuite n’a-t-elle été engagée contre moi. C’était ma faute, bien entendu, mais pas officiellement, et personne n’a lancé la moindre accusation.
— Et pourtant vous vous sentez responsable, dit Kate.
— Si j’avais suivi les instructions, ces gens seraient encore en vie.
— Sur ce point, je ne peux vous répondre, Steve. C’est un lieu commun que de dire que tout le monde est faillible, même les plus prudents. Le fait que vous n’ayez pas été accusé, pas même en privé, vous absout sûrement de toute responsabilité.
— La compagnie ne m’a pas demandé d’aller au bout de mon contrat.
— Vous êtes surpris ? Mon Dieu, ils ne pouvaient pas se montrer aussi insensibles.
— Pour moi, cela aurait été la meilleure solution reprendre le même itinéraire et essayer de continuer comme si rien ne s’était passé.
— Comment vos employeurs pouvaient-ils le savoir ? Cela aurait pu s’avérer la pire chose à faire. Je ne peux croire que vous soyez assez stupide pour laisser la culpabilité assombrir votre vie plus longtemps.
— Pas vraiment, Kate. Oh, j’ai passé de sales moments, mais peu à peu les souvenirs ont trouvé refuge tout au fond de mon esprit. Les autres compagnies ne m’ont pas bien accueilli après l’accident, malgré les conclusions de l’enquête, et je cherchais désespérément à voler de nouveau. J’avais besoin de trouver ma paix intérieure.
La sueur, qui dégoulinait de son front, n’était pas seulement due à l’humidité.
— Dieu merci, un vieil ami est arrivé au bon moment. Harry McKay et moi avions appris à piloter ensemble et nous étions restés en contact permanent. Il a suggéré de monter notre propre compagnie de charters ; il s’occuperait de la gestion et moi de la navigation. Harry avait un peu d’argent et savait où en trouver davantage. Nous serions endettés jusqu’au cou durant quelques années, mais la compagnie serait à nous, ainsi que tous les bénéfices au bout du compte. Dette ou pas dette, bénéfice ou pas, je sautai sur l’occasion. Dès lors, nous fûmes tellement occupés que je pus refouler tous ces mauvais souvenirs, même si je savais qu’ils étaient latents, posés sur cette étagère, prêts à glisser...
— Ou descendus pour être dépoussiérés ? N’est-ce pas ce que vous faites de temps à autre ?
— Vous êtes plus dure que vous ne le paraissez, dit-il, se tordant le cou pour la dévisager.
— Non, j’exècre simplement les masochistes. Vous avez été lavé de tout soupçon par l’enquête et par votre compagnie, même si tout le monde recherche un bouc émissaire. Il me semble que vous vous êtes puni à la place des autorités. Pourquoi ne pas endosser également la responsabilité de la destruction de ce monde ? Vous pouvez aussi prendre ma part de fardeau. Mais je n’en ai pas besoin.
— Vous êtes sacrément...
— Sotte ? Vraiment ? La culpabilité n’est-elle pas censée être à la base de la psyché humaine ?
— Serait-ce une façon de me faire sortir de cette léthargie dans laquelle je me complais ? fit-il en souriant.
Kate, en proie à la colère, essaya de s’éloigner, mais il la retint.
— Je suis désolé, dit-il. Je suis conscient de ce que vous faites et je ne m’en moque pas. J’irais même jusqu’à dire que je vous suis reconnaissant. Le simple fait de vous avoir raconté tout cela m’a aidé. C’est comme si j’avais laissé échapper quelque chose, comme si j’avais libéré ces souvenirs. Peut-être, tout ce temps-là, étais-je le geôlier de mes propres souvenirs, alors que leur seul souhait était de se détacher. Ce que vous avez dit sur la destruction du monde est en partie vrai : cela ne minimise pas les événements de ce jour-là, mais les éclipse.
— N’avez-vous jamais parlé de cet accident à quiconque auparavant ? lui demanda-t-elle, s’approchant de lui, plus détendue.
— Si, à deux amis. Harry, d’abord. Généralement devant un verre.
— L’autre était une femme ?
— Non. En fait, c’était un médecin. Pas un psychiatre. Un simple généraliste. Vous avez envie que je vous le raconte ?
Blottie contre son épaule, elle acquiesça.
— Un an environ après l’accident, j’ai eu des douleurs aux testicules – du moins était-ce ce que je ressentais. Vous pouvez sourire, mais lorsque cela arrive à un homme, il craint le pire. J’ai laissé courir quelque temps, mais ça ne s’améliorait pas. Finalement, je suis allé consulter mon médecin et il a diagnostiqué une inflammation de la prostate, due, paraît-il, au surmenage. J’alléguai que piloter était un métier stressant, mais c’était beaucoup plus compliqué que cela. Il m’expliqua qu’après l’accident où tant d’hommes avaient perdu la vie, j’avais refoulé mes sentiments, au lieu de craquer. Il ne s’agissait pas d’une dépression nerveuse, vous comprenez, mais sans doute d’une crise passagère. Je l’avais réprimée mais le corps ne veut pas se laisser mystifier. L’inflammation de la prostate était un phénomène physique, se substituant à une manifestation mentale. Les dégâts n’étaient pas définitifs, simplement un peu gênants quelque temps, et cela a fini par passer.
— Mais pas l’angoisse.
— Non, je vous l’ai dit. Elle a trouvé un recoin où s’installer. En fait, ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que le châtiment que j’ai enduré pour une erreur stupide s’est traduit par une inflammation des testicules alors que pour les autres, cela s’est soldé par la mort et le malheur dans leur famille. Ça ne vous parait pas comique ?
— Vous avez souffert bien davantage. Et cette souffrance n’a pas cessé, malgré vos efforts pour cacher votre blessure au plus profond de vous-même. Vous parlez de châtiment sans vous rendre compte que ce n’est pas la vie qui nous punit ; c’est ce que nous, nous nous imposons. Notre propre expiation, nous en sommes les seuls artisans. Nous fabriquons notre crucifix et c’est nous qui enfonçons les clous.
Sur le moment, Culver fut trop surpris pour répondre. Qu’il partageât ou non la philosophie de Kate, il se rendait compte qu’il s’était mépris sur elle. Il aurait dû percevoir ses qualités exceptionnelles à sa façon de s’adapter à l’intérieur de l’abri, d’aider Clare Reynolds à soigner les malades, y compris lui, d’accepter, non, de s’adapter aussi rapidement à l’affreux changement traumatisant dans leur vie : Lors de leur fuite de l’abri, elle avait prouvé qu’elle n’était pas une demoiselle maniérée, toujours sur le point de défaillir.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda Kate. N’avez-vous rien écouté de ce que j’ai dit ?
— Oh si, répondit-il en l’embrassant sur le front. Vous avez sans doute raison. Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas parlé de tout cela plus tôt ?
Son exaspération s’évanouit rapidement.
— Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas parlé plus tôt de l’accident ?
Culver était sur le point de lui répondre lorsqu’un mouvement attira son attention.
— La réponse devra attendre. On dirait que les autres bougent.
— Steve...
Elle le tira vers elle au moment où il se levait. Il se tourna d’un air intrigué et elle l’embrassa à son tour.
Une voix apeurée s’éleva.
— Oh, mon Dieu, où se trouvent les autres ?
— Du calme, Ellison, répondit Culver. Vous êtes en sécurité.
Il enfila sa botte et se leva à contrecœur, tout en jetant un regard vers Kate. Il lui caressa doucement les cheveux avant d’aller vers l’ingénieur en clopinant. Kate le suivit.
Les autres furent réveillés par le cri d’Ellison. Ils promenèrent leur regard alentour, étonnés par la brume. Culver vérifia promptement si tout le monde était là : Ellison, Dealey, Fairbank s’étiraient sous un arbre abattu. Jackson et un ingénieur du nom de Dene. Cinq, plus lui et Kate, sept. Avaient-ils perdu des compagnons dans leur fuite au milieu des ruines ? Sans doute pas ; les autres s’étaient probablement noyés ou avaient été déchiquetés par les rats en retournant à l’abri. Ou peut-être avaient-ils été surpris par le feu : le choix de la mort était varié.
Ellison parut soulagé en l’apercevant.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il en se levant.
— Dans la mesure où il nous est possible de distinguer quelque chose, il devrait s’agir des jardins de Lincoln’s Inn, répondit Culver. Ou du moins ce qu’il en reste.
Ellison essaya de scruter le brouillard.
— Les rats... ?
— Du calme. Nous les avons laissés dans l’abri. Pour l’instant, nous sommes en sécurité.
Dealey était resté à genoux, comme si le monde n’était pas encore stable.
— Ce nuage... est-il radioactif ?
— Réfléchissez, fit Culver, le saisissant par le bras pour le hisser. Ne sentez-vous pas la chaleur, l’humidité ? Après tout ce qui est tombé et le soleil qu’il a fait, ces lieux ne sont plus qu’un bain de vapeur. Et si cela vous dérange, attendez que les insectes se mettent à nous piquer. (Il se tourna vers l’arbre abattu.) Comment vous sentez-vous, Fairbank ?
Le petit ingénieur trapu bâilla, puis lui adressa un sourire narquois.
— Plutôt affamé.
— C’est une réaction saine. Jackson, Dene ?
Les deux autres ingénieurs paraissaient moins détendus. Ils se levèrent et les rejoignirent, lançant des coups d’œil prudents autour d’eux.
— Des blessures ? demanda Culver à la ronde.
— Les coups et les ecchymoses comptent ?
— Seules les fractures et les morsures de rats sont à prendre en considération.
— Alors je ne suis même pas dans la course.
— Vérifiez. Il est impossible de s’en rendre compte comme ça.
Chacun examina ses vêtements et sa peau à la recherche de trous ou d’écorchures. Il y avait des entailles, des bleus, mais pas de morsures.
— Nous avons eu de la chance, dit Fairbank.
— Oui, plus que ces pauvres malheureux que nous avons abandonnés, fit remarquer Jackson, en colère.
Un silence pesant régna. Tout naturellement, ce fut Dealey qui le rompit.
— Il nous faut partir. Je crois qu’il est imprudent de rester dehors, ce n’est pas encore un lieu sûr.
Tous, malgré leur lassitude et leur appréhension devant ce qui les attendait, le dévisagèrent avec dédain, comme s’ils estimaient qu’il était seul responsable de la mort de leurs collègues et amis abandonnés au central. Kate percevait et partageait leur mépris, tout en éprouvant une étrange pointe de pitié pour Dealey. Parmi eux, il n’était plus qu’un petit homme au cheveu rare, d’âge moyen, dépenaillé, le visage et les mains sales, les épaules – comme toute son allure – courbées et frémissantes ; elle trouvait qu’ils avaient tort de lui attribuer toute la responsabilité. La folie était universelle.
Elle brisa la tension, soucieuse d’éviter une confrontation qui ne mènerait à rien.
— Est-il possible de quitter Londres ? demanda-t-elle, non seulement à Dealey mais aussi aux autres.
Dealey, qui n’était pas stupide et sentait bien leur ressentiment, lui fut reconnaissant de poser la question.
— Oui, oui, bien entendu, il existe un moyen plus sûr que par voie de terre. Et il reste encore un endroit sûr dans la ville...
— Quelle ville, vous...
Jackson s’avança vers Dealey, mais Culver lui retint le bras.
— C’est facile, dit-il. Je crois savoir où se trouve l’endroit qu’évoque Dealey. Cependant, il nous faut d’abord nous occuper de quelques détails mineurs. Je ne refuserais pas de me sustenter un petit peu et je pense que nous avons besoin de repos avant de faire des projets. De plus, j’ai une morsure de rat qui nécessite des soins avant de reprendre la marche.
— Nous ne pouvons rester ici, insista Dealey. Cette brume est peut-être chargée de radiations.
— J’en doute. L’instant le plus critique est passé et, de plus, les averses incessantes qui se sont abattues ont dû balayer en partie, sinon complètement, les radiations. Quoi qu’il en soit, nous avons passé toute une nuit dehors ; si nous devons être irradiés, c’est fait.
— Mais aucune sirène de fin d’alerte n’a retenti.
— Bon Dieu, mettez-vous ça dans la tête, Dealey : il n’y aura plus jamais de sirène. Il n’y a plus personne pour la faire fonctionner.
— Ce n’est pas vrai. Il y a d’autres abris, et ils sont nombreux ; le principal abri gouvernemental, sous l’Embankment, doit être intact, j’en suis sûr.
— Alors, pourquoi ne communiquent-ils pas ?
— Une panne quelque part. Une surcharge électromagnétique, l’effondrement des réseaux de câbles, bon nombre de choses ont pu interrompre nos communications avec d’autres stations.
— Finissons-en avec ces conneries, s’exclama Ellison, leur coupant la parole. Pour l’instant, il nous faut manger et peut-être nous protéger, si toutefois nous trouvons quelque chose. L’idée de déambuler sans arme ne me plaît guère.
Jackson acquiesça.
— Cet endroit semble aussi bien qu’un autre pour se reposer. Au moins, c’est à l’air et, bon sang, j’en ai assez des lieux confinés, dit-il, se tournant vers Dene qui manifesta son approbation d’un signe de tête.
Fairbank grimaça simplement et Kate ajouta :
— Il faut vous mettre quelque chose sur cette blessure, Steve. Elle semble assez propre, ce n’est pas enflé, mais on ne sait jamais.
Culver regarda Dealey d’un air sceptique.
— Je préférerais que nous restions ensemble, mais si vous le souhaitez, vous pouvez partir. Ça dépend de vous.
— Je reste, fit Dealey, après un instant d’hésitation.
Culver ne laissa pas paraître son soulagement : Dealey connaissait trop bien les souterrains pour qu’on le laissât partir.
— Très bien, alors choisissons celui qui va inspecter les lieux.
— Moi, s’écria Fairbank, se portant aussitôt volontaire. Et vous ne serez pas l’autre, dit-il à Culver. Nous allons essayer de trouver des antiseptiques, des médicaments et des analgésiques ainsi que des vivres, pendant que vous laisserez cette jambe au repos. Je connais les lieux et je sais où aller ; espérons qu’il sera possible de pénétrer dans certains magasins. (Il essuya la sueur de son visage et de son cou, puis jeta un coup d’œil vers Jackson et Dene.) Prêts ?
— Bien sûr. Nous connaissons également les lieux, répondit Jackson pour les deux.
Dene, un jeune homme mince, d’une vingtaine d’années, au teint cireux, éprouvait moins de certitudes, mais ne se sentait pas le courage de discuter. Cependant, il songea à un détail auquel les autres n’avaient pas pensé.
— Comment va-t-on se repérer pour revenir, avec ce brouillard ? Les rues s’ront plus les mêmes, non ?
— Votre montre a-t-elle des aiguilles ? demanda Culver. (L’ingénieur acquiesça.) On peut simplement apercevoir le soleil voilé. Compris ? Bon, le sud se trouve entre l’aiguille des heures et midi. Cela vous indiquera vaguement l’emplacement du parc ; une fois que vous l’aurez localisé, il vous sera facile de nous retrouver. Essayez de revenir dans une heure et épargnez-nous du souci.
— Si vous trouvez de quoi faire du feu, ça nous aiderait, suggéra Jackson.
— On se débrouillera. Soyez prudents et ne prenez aucun risque.
Fairbank fit claquer sa langue contre ses dents et désigna le chemin à prendre. Les trois hommes se mirent en marche, le dos au soleil, dans la direction de ce qui était autrefois High Holborn.
Culver et les autres virent la brume les engloutir.
C’était un spectacle mystérieux et lourd de menaces.
L’immense vide qu’ils laissèrent derrière eux n’avait rien à voir avec un espace inoccupé.
Culver chassa ce sentiment pour se concentrer sur les tâches urgentes.
— Kate, voulez-vous aider Ellison à ramasser du bois des branches, des palissades, tout ce qui n’est pas totalement noirci – et à le ramener ici ? Du papier serait également utile – fouillez les poubelles. Et restez toujours à portée de voix.
Ellison allait faire une objection, mais se ravisa. Il s’éloigna, en chassant les mouches devant lui, suivi de Kate.
Culver se tourna lentement vers le seul homme qui restait avec lui.
— Il ne reste plus que vous et moi, maintenant, Dealey. J’ai une ou deux questions à vous poser et vous allez me donner des réponses précises. Sinon, je vous casse la figure.